1. La direction de la procédure connaît le droit
- En vertu du principe iura novit curia, la direction de la procédure connaît le droit et n’est donc pas tenue à l’argumentation juridique des parties. L’expertise, considérée comme un moyen de preuve, sert à établir uniquement les faits. Néanmoins, il est parfois délicat de distinguer le fait du droit.
- Pour illustrer la problématique, prenons le cas d’un dommage à la propriété causé par une personne atteinte d’une maladie mentale. Le juge demande à un expert médical d’évaluer l’incapacité de l’auteur pour déterminer s’il s’agit d’un cas d’irresponsabilité (19 al. 1 CP) ou de responsabilité restreinte (art. 19 al. 2 CP). L’évaluation doit se baser uniquement sur un élément de fait et de manière abstraite, afin de déterminer si l’auteur est faible d’esprit ou est atteint d’un trouble mental grave.
- Le tribunal doit s’assurer que la question qui est posée à l’expert se limite à l’état de fait et n’est pas sujette à une réponse sur le droit, à savoir si l’auteur est en état d’irresponsabilité ou de responsabilité restreinte. Il est néanmoins possible que le juge pose clairement une question de fait et que l’expert fournisse une réponse avec un avis juridique. Dans une telle hypothèse, le magistrat doit se limiter à apprécier l’état de fait établi ou prouvé par l’expertise.
- Il est impératif que le juge ne se décharge pas de sa mission en administrant une preuve et en ratifiant l’avis juridique de l’expert sans l’apprécier[1]. Ce constat vaut de même lorsque le ministère public recourt à une expertise. Selon le principe iura novit curia, la direction de la procédure doit donc éviter de poser des questions demandant une réponse juridique et/ou de tenir compte de l’avis juridique de l’expert. Elle doit s’en tenir à l’établissement des faits par l’expertise comme moyen de preuve et apprécier ce qui est démontré.
2. L’évaluation des faits allégués
- Théoriquement, n’ayant aucune force spéciale comme tous les autres moyens de preuves, l’avis de l’expert ne lie pas le juge. « Les juges restent les appréciateurs souverains des faits comme des résultats de l’expertise: ils doivent se prononcer sur tous les points qui sont affirmés par l’expert, d’après leur intime conviction. »[2]. Le rapport d’expertise constitue un simple renseignement dont la justice répressive tire des conséquences après l’avoir apprécié (art. 10 al. 2 CPP)[3].
- Il incombe au juge d’estimer la crédibilité des raisonnements de l’expert, la pertinence des conclusions et leurs conséquences à la lumière de l’état de fait à juger. Pour ce faire, il s’appuie notamment sur la cohérence du rapport et l’absence de contradiction, la logique du raisonnement ou encore la concordance du rapport avec l’avis doctrinal majoritaire[4]. Une fois reconnu, l’avis de l’expert est considéré comme exact et convaincant. Toutefois, cette tâche est particulièrement ardue pour le juge du fond qui recourt justement au spécialiste pour lui fournir les explications qu’il ignore.
- Ainsi, la nécessité d’avoir l’intime conviction implique que le magistrat peut – en énonçant les motifs le justifiant – s’écarter en totalité ou en partie de l’avis de l’expert[5]. Cependant, l’expérience démontre que ce postulat est purement théorique au vu de la difficulté, pour un juriste, d’appréhender les considérants scientifiques et techniques[6].
C. La valeur probante du rapport d’expertise
1. La difficulté pour le juge de s’écarter du rapport d’expertise
- L’expertise judiciaire apparaît comme un moyen adéquat de découvrir la vérité matérielle en découvrant et/ou en appréciant une preuve ou un indice.
- La raison qui fonde l’appel à un spécialiste et l’axiome théorique sur l’absence d’autorité du rapport d’expertise ne se situe pas dans une logique sans faille. Il est en effet paradoxal de recourir à un expert par manque de compétence et de pouvoir, lors de la formation de l’intime conviction, dénier la fiabilité d’un rapport d’expertise fondé justement sur les aptitudes professionnelles du spécialiste[7]. D’autant plus que le juge souhaitant s’écarter des conclusions de l’expert doit le justifier alors même qu’il n’a pas les connaissances spéciales permettant de contrer l’avis éclairant l’état de fait technique ou scientifique. Sur le plan intellectuel, il est inconcevable de réfuter les résultats de l’expertise alors que leur contenu échappe clairement à la faculté d’examen du juge. C’est pourquoi, en réalité, l’expertise a une valeur accrue dont le juge ne peut s’éloigner qu’en cas de justes motifs difficilement réunis[8].
- En toute logique, si des faits ou indices cruciaux font naître un doute sur la crédibilité du rapport d’expertise, le juge doit réfuter la valeur probante de cette preuve. En effet, en se fondant sur une expertise non concluante – notamment parce qu’elle contient des informations contradictoires, lacunaires ou erronées, ou lorsque l’opinion de l’expert est indéfendable ou encore parce qu’après désignation, il s’avère que l’expert n’a pas les connaissances requises[9] –, le juge apprécie arbitrairement une preuve et viole l’art. 9 Cst[10].
- Au surplus, la libre appréciation du juge (art. 10 al. 2 CPP) ne doit pas être un prétexte pour que le magistrat se constitue comme expert en s’écartant délibérément des conclusions du technicien: « […] nul ne peut être à la fois juge et expert.« [11]. Sous peine d’arbitraire, le magistrat désirant s’écarter de l’expertise doit motiver sa décision.
- De plus, étant plus apte, par la procédure de certification qui l’accrédite (183 CPP)[12], à être impartial qu’un témoin, un présumé coupable, une victime ou une personne appelée à donner des renseignements, les experts ont – pour l’opinion publique et la justice – plus de crédit puisqu’ils fournissent un avis scientifique reposant sur des bases solides de la technique ou de la science facilement démontrables. C’est d’ailleurs pour cela que l’expert est considéré comme un auxiliaire du juge et non comme un simple témoin impliquant que son avis n’est pas sans importance. Généralement, l’objectivité des sciences ou techniques et les difficultés liées à la motivation de l’avis divergeant du juge ou à la constatation de problèmes entachant l’expertise rendent difficile l’écartement des conclusions de l’expert. Ainsi, les magistrats sont souvent amenés à s’inspirer largement de l’avis de l’expert contrairement à ce qu’ils sont amenés à faire avec les dires d’autres participants à la procédure.
- En définitive, l’absence de formation des juristes et le manque de communication directe[13] avec l’expert restreignent grandement les débats sur les moyens de preuves scientifiques et le développement relatif à l’interprétation des données. Face à cette situation d’absence d’aptitude technique, les juges du fond sont tentés d’accorder leur confiance aveugle aux résultats fournis par l’expert et à l’évaluation limitée qu’ils peuvent en faire[14]. Ces affirmations nous forcent à constater que le poids du rapport d’expertise dans l’appréciation des preuves se renforce. En effet, appréhendant plus aisément les réponses basiques, une tendance marquée à privilégier uniquement les conclusions de l’expertise se dessine impliquant que les magistrats se rallient presque unanimement aux réponses fournies.
- L’expertise a donc une valeur probatoire supérieure aux autres preuves, dont le juge se distancie uniquement pour des raisons infaillibles et motivées[15]. Cette constatation nous mène à nous interroger sur les conséquences du recours à l’expertise envers les principes généraux du droit de la preuve et de l’ingérence de l’expert dans la procédure pénale, plus précisément dans la mission du magistrat.
- En vertu de la procédure pénale mixte, des droits fondamentaux et du système de la preuve morale, le juge décideur doit être indépendant et juger selon son intime conviction. Le principe d’indépendance veut que le magistrat répressif ne puisse pas être influencé par une cause extérieure. Ainsi, il ne peut pas être lié au pouvoir exécutif ou législatif et sa conduite ne peut pas être dictée totalement ou partiellement par une autre personne. De plus, sa décision doit reposer sur son intime conviction signifiant qu’il rend un jugement en son âme et conscience. En exigeant de la justice d’avoir des raisons techniques suffisantes pour rejeter les conclusions de l’expertise et en reconnaissant plus de crédibilité à l’avis scientifique qu’à la déclaration du témoin, une limite implicite est fixée à l’intime conviction réduisant l’indépendance du juge. Premièrement, le juge n’est plus libre d’apprécier selon ses croyances les preuves, corrélativement la valeur probatoire, du rapport d’expertise. Deuxièmement, l’expert – même s’il n’est qu’un auxiliaire du juge et ne doit pas répondre à des questions de droit – peut avoir une large influence sur la décision de culpabilité, puisqu’il connaît les difficultés pour un juge de réfuter les conclusions techniques déposées.
- Par conséquent, il n’est pas erroné d’affirmer qu’avec l’évolution de la science et des techniques, la procédure pénale se modifie. De la preuve purement morale, nous apercevons la naissance des preuves scientifiques. Pour appréhender et comprendre correctement ces moyens probatoires, l’appel à un spécialiste est l’unique solution entrevue jusqu’alors. Avec le progrès exponentiel dans le domaine des nouvelles technologies, l’expert va devenir un acteur indispensable de la procédure judiciaire. Le risque est donc de voir l’intime conviction du juge se fonder de plus en plus sur la conscience et les connaissances d’une autre personne que lui-même. Si tel est le cas, le principe de l’intime conviction et, avec lui, le système de justice sont mis en péril; le juge ne pourra plus juger sans l’avis d’un expert, alors même que ce dernier n’a pas toujours conscience des conséquences juridiques de ses affirmations et – surtout – n’a pas l’aptitude pour influencer les questions de droit.
- Aujourd’hui, certains praticiens ou théoriciens du droit proposent de former les magistrats. Cette solution doit permettre d’éviter le recours systématique à un expert ou de réfuter plus aisément ses conclusions, voire que le magistrat puisse instruire, contrôler et superviser l’expertise[16]. L’aboutissement de l’exégèse des neuf moyens de preuves scientifiques ou technologiques affirmera ou infirmera la pertinence de cette proposition[17].
[1] ATF 118 Ia 144, 145-146; ATF 127 I 73, 81-82; ATF 135 III 670, 677. [2] Garraud, T. I, p. 631. [3] ATF 96 IV 97, 98; ATF 129 I 49, 57-58 = JdT 2005 IV 141, 148-149; 136 IV 55, 61 = JdT 2010 IV 127, 132-133. [4] Bühler, p. 573; CR-CPP-Vuille, art. 182 N 9; Piquerez, Traité de procédure pénale suisse, p. 390; Wiprächtiger, p. 207. [5] ATF 55 II 225, 226 = JdT 1930 I 98,100; ATF 81 II 259, 263 = JdT 1956 I 291, 293; ATF 87 I 87, 90; ATF 101 IV 129, 130 = JdT 1976 IV 42, 44-45; ATF 118 Ia 144, 146-147; ATF 129 I 49, 57-58 = JdT 2005 IV 141, 148-149; ATF 136 IV 55, 61 = JdT 2010 IV 127, 132-133; TF 1B_325/2013 du 11 octobre 2013, c. 4.2; ; CR-CPP-Vuille, art. 182 N 7; Jeanneret, Kühn, p. 242; Jositsch, Strafprozessrechts, p. 111; Perrier Depeursinge, art. 189, p. 238; Schmid, Handbuch, p. 395; Schmid, Praxiskommentar, art. 189 N 2. [6] Infra Partie II, Chapitre 1, III, C, 1, n° 497 ss. [7] Antognini, p. 7; Bourcier, De Bonis, p. 89-90; Donatsch, Cavegn, SJZ 2007, p. 410; Rassat, p. 437. [8] ATF 118 Ia 144, 145-146; ATF 125 V 351, 352-353; ATF 127 I 73, 81-82; ATF 129 I 49, 57-58. [9] ATF 55 II 225, 226 = JdT 1930 I 98, 100; ATF 81 II 259, 263 = JdT 1956 I 291, 293-294; ATF 87 I 87, 90; ATF 101 IV 129, 130 = JdT 1976 IV 42, 44-45; ATF 118 Ia 144, 145-146; ATF 128 I 81, 86; ATF 136 II 539, 547-548. [10] ATF 118 Ia 144, 146; ATF 127 I 73, 81-82; ATF 136 IV 539, 547-548; TF 1B_325/2013 du 11 octobre 2013, c. 4.2; Donatsch, Jusletter, n° 47; Donatsch, Schwarzenegger, Wohlers, p. 167; Moreillon, Parein-Reymond, Intro art. 182 ss N 8; Perrier Depeursinge, art. 189, p. 238. [11] Merle et Vitu, T. II, p. 273, n. 4 in fine. [12] Polizeiliche Ermittlung-Armbruster, Vergeres, p. 280; Vuille, Thèse, p. 358-360. [13] Oberholzer, Strafprozessrechts, p. 301-302; Wiprächtiger, p. 213 et 215 ss. [14] Mangin, Taroni, p. 510; Piquerez, Traité de procédure pénale suisse, p. 390-391; Rassat, p. 437. [15] CPP-Commentario-Galliani, Marcellini, art. 189 N 6; CR-CPP-Vuille, art. 182 N 10; Donatsch, Jusletter, n° 49; Jositsch, Strafprozessrechts, p. 111; Perrier Depeursinge, art. 189, p. 238; Schmid, Handbuch, p. 395. [16] StPO-Donatsch, art.182 N 11. [17] Infra Partie III, Chapitre 2, III, A, n° 2371 ss.