T071 – B. La liberté de la preuve et ses limites

1. Les principes

  • La liberté de la preuve (art. 139 al. 1 CPP) implique qu’il n’existe ni numerus clausus des moyens de preuves ni aucune hiérarchisation de la valeur probatoire. En outre, à moins que la loi en dispose autrement, tous les moyens probatoires pertinents sont exploitables.
  • En disposant l’applicabilité du système des preuves morales, le législateur désire laisser la porte ouverte à tout nouveau moyen de preuve pouvant potentiellement apparaître au gré des progrès scientifiques, de l’évolution des connaissances et de l’expérience[1]. Le juge et les parties peuvent donc administrer des moyens de preuves inédits, sous couvert de l’édiction d’une base légale – s’ils portent atteinte aux droits fondamentaux – et dans le strict respect du droit supérieur.
  • Cependant, le principe de la liberté de la preuve n’est pas absolu; il souffre de certaines limitations.
  • En premier lieu, afin de respecter le principe de l’égalité des armes, seules les preuves versées au dossier (art. 77 let. g CPP) ou librement débattues (art. 107 CPP) à l’audience peuvent motiver la décision du juge.
  • En deuxième lieu, le moyen de preuve doit avoir une certaine assise et être pertinent[2]. L’art. 139 al. 1 CPP précise que les preuves licites sont utilisables sous conditions de l’état des connaissances scientifiques et de l’expérience quant à leur valeur et à leur véracité. A ce titre, la pertinence légale exige qu’une preuve soit licite – certains moyens illicites peuvent toutefois être apportés comme éléments probatoires (art. 141 al. 2 et 3 CPP) – et la pertinence logique demande l’existence d’un rapport entre le fait prouvé et le fait que l’on cherche objectivement à établir.
  • Ainsi, toute preuve logiquement pertinente et ayant une valeur probante suffisante est admissible à moins qu’elle fasse l’objet d’une règle d’exclusion en vertu de la loi. Cependant, le juge, bénéficiant de la libre appréciation des preuves, peut écarter une preuve même si elle est pertinente et légalement admissible[3].

2. Les méthodes interdites de preuves

  • Le Tribunal fédéral considère que toute personne est protégée contre « les atteintes qui tendraient, par un moyen quelconque, à restreindre ou à supprimer la faculté, qui lui est propre, d’apprécier une situation donnée et de se déterminer d’après cette appréciation »[4]. En concrétisation du respect de la dignité humaine, la recherche des preuves et leur administration doivent être réalisées dans le strict respect de loyauté et de la légalité des preuves[5]. Les moyens de preuves attentatoires, notamment aux droits de la défense, à l’intégrité psychique ou physique ainsi que les procédés contraires à la bonne foi sont proscrits[6].
  • Dans le strict respect de ce principe et de l’art. 140 al. 1 CPP qui le concrétise, les autorités policières ne peuvent pas, lors de l’interrogatoire du suspect, recourir à la force psychique ou physique. A l’instar de la torture, de la privation de sommeil ou de nourriture, les pressions morales, telles que la répétition anormale d’interrogatoire, sont prohibées dès lors qu’elles occasionnent un sentiment d’infériorité, d’humiliation, d’angoisse, de peur et brisent possiblement la résistance de l’accusé qui peut le mener à un faux aveu[7]. Il est également interdit – sous peine de toucher au noyau intangible de la liberté personnelle – d’annihiler la personnalité par l’utilisation de détecteurs de mensonges, de sérums de vérité, de narco-analyses ou d’alcooliser, voire d’hypnotiser la personne entendue[8]. Sont en outre exclus les ruses, stratagèmes ou promesses de nature à tromper l’individu l’amenant à faire des déclarations qu’il n’aurait pas faites dans des circonstances différentes[9]. En d’autres termes, toute méthode employant la contrainte, la force, les menaces, les promesses, la tromperie ou restreignant les capacités intellectuelles ou le libre arbitre sont interdits et les preuves administrées en violation de ces principes sont inexploitables (art. 140 al. 1 cum 141 al. 1 CPP).
  • Concernant, l’emploi d’un moyen de contrainte ou le recours à la force, il nous faut préciser que l’interdiction de l’art. 140 al. 1 CPP ne concerne que l’usage de la contrainte ou de la force contraire au droit pénal ou aux dispositions du Code de procédure pénale[10]. En effet, les mesures de contraintes sont des moyens adéquats qui peuvent sous certaines conditions être exécutées par les autorités pénales (art. 196 ss CPP).

 

3. L’exploitation des moyens de preuves obtenus illégalement

  • Chaque moyen de preuve doit obéir à des formalités qui lui sont propres, le non-respect des prescriptions légales viole le principe de la légalité dans la production des preuves. Néanmoins, le législateur a distingué trois catégories de règles en cas de preuves recueillies illégalement par l’autorité (art. 140 al. 1 à 3 CPP). Ajoutons une quatrième catégorie qui concerne les preuves recueillies illégalement par les particuliers.

 

a. Les preuves absolument inexploitables
  • L’usage de moyens de preuves listés à l’art. 140 al. 1 CPP est formellement interdit. En effet, l’art. 141 al. 1 phr. 1 CPP rend – de manière absolue – inexploitable toute preuve obtenue en contrariété avec l’art. 140 al. 1 CPP[11].
  • Par ailleurs, l’art. 141 al. 1 phr. 2 CPP rappelle que des dispositions spécifiques du Code de procédure pénale dénoncent et interdisent l’exploitation de certains moyens de preuves. Tel est le cas notamment de l’enregistrement fait à l’insu d’une personne, si l’autorisation n’a pas été délivrée par le Tribunal des mesures de contrainte (art. 277 al. 1 et 2 CPP). Dans le cadre de notre sujet, nous pouvons encore citer l’interdiction de l’administration des documents séquestrés lorsque l’ayant-droit fait valoir son droit de refuser de témoigner (art. 248 al. 1 cum 264 al. 3), des enregistrements des communications qui concerne une personne tenue au secret professionnel et qui peut refuser de témoigner (art. 271 al. 3 cum 170-173)[12], des documents issus d’une découverte fortuite qui ne peuvent pas être utilisés (art. 278 al. 4 et 281 al. 4 CPP) et les informations ou informations fortuites recueillies par un agent infiltré dans la mesure où elle ne font pas l’objet ou n’aurait pas pu faire l’objet d’une autorisation d’investigation secrète (art. 289 al. 4 phr. 3 et 296 al. 1 CPP).

 

b. Les preuves relativement inexploitables
  • Lorsque la preuve est obtenue à la suite d’une violation d’une règle de validité, une pesée des intérêts doit être faite entre l’intérêt à poursuivre et la sauvegarde des droits de la personnalité de l’accusé (art. 141 al. 2 CPP). L’inexploitabilité de ces preuves est donc relative[13].
  • Ainsi, si une preuve obtenue illégalement est indispensable à l’élucidation d’une infraction grave, l’art. 141 al. 2 CPP permet son exploitation. Visant à rendre l’illégalisme de la preuve sans conséquence, cette réglementation est fortement controversée en doctrine, puisqu’elle va à l’encontre de la bonne foi devant régir tout procès et viole l’interdiction de l’abus de droit[14].
  • A cette première problématique s’ajoute celle de la notion indéterminée d' »infraction grave« . La large discrétion du juge peut mener à des décisions arbitraires – selon que le terme est interprété restrictivement ou largement –, voire inégalitaires.

 

c. La violation des règles d’ordre
  • En cas de violation d’une simple règle d’ordre, l’illégalisme ne rend pas inexploitable la preuve obtenue (art. 141 al. 3 CPP)[15].

 

d. L’effet en cascade de la règle d’exclusion
  • L’alinéa 4 de l’art. 141 CPP codifie une décision jurisprudentielle qui interdit d’exploiter une preuve dérivée si la première preuve obtenue illégalement était une condition sine qua non[16]. Cette condition doit permettre d’éviter les acquittements choquants alors même que la culpabilité est certaine[17].
  • Ainsi en droit suisse, l’effet induit est relatif. S’il paraît fortement vraisemblable que la preuve dérivée aurait pu dans tous les cas être recueillie, elle est exploitable. Dans le cas contraire, elle est exclue[18].

 

e. Le cas spécifique des preuves illégales recueillies par les particuliers
  • Dans le cas des preuves illégales recueillies par les particuliers (art. 12 et 13 a contrario CPP), les art. 139 ss CPP ne sont pas applicables faute d’être en présence d’un organe étatique[19]. Dès lors, le sort de ces preuves doit être tranché par les tribunaux au cas par cas[20], sauf, pour certains auteurs de doctrine, lorsque le Code de procédure pénale fixe l’exclusion indépendamment de la qualité de celui qui les a obtenues (notamment art. 140 CPP cum 141 al. 1 CPP)[21].
  • Hors cas visé par l’art. 140 cum 141 al. 1 CPP, plusieurs auteurs de doctrine et la jurisprudence admettent que le recueil d’une preuve par un particulier en violation d’une norme pénale implique les sanctions applicables aux autorités[22].
  • Néanmoins, plusieurs critères ont été proposés pour admettre ou exclure ce type de preuve. Le principe de Beweisnotstand – sorte d’état de nécessité dans le domaine de la preuve – admet une preuve illégale en violation d’une norme pénale, s’il y a urgence et que la proportionnalité ainsi que la subsidiarité sont respectées[23]. La doctrine et la jurisprudence ont considéré comme admissible une preuve illégale lorsqu’elle aurait pu être recueillie par l’autorité[24]. Enfin, la pesée des intérêts en présence est également un critère possible pour admettre ce type de preuve[25], étant précisé que l’avant-projet du Code de procédure pénale le prévoyait (art. 150 AP-CPP).
  • Concernant les règles de procédure, elles ne sont pas opposables aux particuliers[26]. Cependant, l’admissibilité sans réserve des preuves obtenues en violation du droit procédural par les particuliers n’est pas reconnue[27]. Par ailleurs, pour éviter qu’une règle de procédure destinée à protéger l’établissement de la vérité matérielle ou à garantir le principe de la bonne foi ne soit violé, la Cour cantonale de Zurich préconise de peser les intérêts en présence, ce que réfute Niklaus Schmid[28]. Dès lors, hormis – vraisemblablement – pour les cas de violation prévue à l’art. 140 CPP, la question de l’admissibilité des preuves en violation d’une norme procédurale n’est pas tranchée.
[1] CR-CPP-Bénédict, Treccani, art. 139 N 10; Moreillon, Parein-Reymond, art. 139 N 2;  Schmid, Handbuch, p. 313.

[2] CR-CPP-Bénédict, Treccani, art. 139 N 9; Moreillon, Parein-Reymond, art. 139 N 5; Ruckstuhl, Dittmann, Arnold, p. 146; Viau, Preuve pénale, p. 114-115.

[3] Infra Partie I, Chapitre 3, III, C, 1, n° 314-315.

[4] ATF 90 I 29, 36.

[5] CR-CPP-Bénédict, Treccani, art. 139 N 6; Jeanneret, Kühn, p. 181; Moreillon, p. 143.

[6] Bénédict, p. 44; CR-CPP-Bénédict, Treccani, art. 139 N 11-14 et art. 140 N 1 ss; Jeanneret, Kühn, p. 181-182; Perrier Depeursinge, art. 140, p. 191; Piquerez, Traité de procédure pénale suisse, p. 336; Ruckstuhl, Dittmann, Arnold, p. 177-178.

[7] Bénédict, p. 107-108; Piquerez, Traité de procédure pénale suisse, p. 335-336; Riedo, Fiolka, Niggli, p. 167; Schmid, Praxiskommentar, art. 140 N 1-2 et 6.

[8] ATF 109 Ia 273, 288-290 = JdT 1985 I 616, 619; ATF 131 I 272, 278; Jeanneret, Kühn, p. 182; Jositsch, Strafprozessrechts, p. 88-89; Message, CPP, p. 1162; Moreillon, Parein-Reymond, art. 140 N 4; Perrier Depeursinge, art. 140, p. 191-192; Riedo, Fiolka, Niggli, p. 167; Schmid, Praxiskommentar, art. 140 N 2.

[9] Bénédict, p. 107-108; Merle, Vitu, T. II, p. 198; Polizeiliche Ermittlung-Zuber, p. 225-226; Schmid, Praxiskommentar, art. 140 N 4.

[10] CR-CPP-Bénédict, Treccani, art. 140 N 10; Donatsch, Schwarzenegger, Wohlers, p. 119; Moreillon, Parein-Reymond, art. 140 N 6.

[11] Donatsch, Cavegn, RPS 2008, p. 164; Pieth, p. 163; Preuve-Bohnet, Jeanneret, p. 70; Riedo, Fiolka, Niggli, p. 169-170; Ruckstuhl, Dittmann, Arnold, p. 179; Schmid, Praxiskommentar, art. 141 N 5.

[12] ATF 141 IV 77, 82-87; ATF 138 IV 225, 228 = JdT 2014 I 24, 26.

[13] Pieth, p. 163; Preuve-Bohnet, Jeanneret, p. 70; Riedo, Fiolka, Niggli, p. 171; Ruckstuhl, Dittmann, Arnold, p. 181; Schmid, Praxiskommentar, art. 141 N 6; StPO-Wohlers, art. 141 N 26.

[14] Bénédict, p. 44; Donatsch, Cavegn, RPS 2008, p. 165; Roth, p. 67.

[15] Eicker, Huber, p. 200; Hauser, Schweri, Hartmann, p. 282; Jeanneret, Kühn, p. 185; Piquerez, Traité de procédure pénale suisse, p. 460; Preuve-Bohnet, Jeanneret, p. 70; Schmid, Strafprozessrecht, p. 260.

[16] ATF 96 I 437, 440-441 = JdT 1972 I 217; ATF 99 V 12, 15; ATF 103 Ia 206, 217 = JdT 1979 IV 16, 22-23; ATF 130 I 126, 132; ATF 131 I 272, 274-275; ATF 133 IV 329, 332-333 = JdT 2009 IV 29, 32; ATF 134 IV 266, 288; ATF 138 IV 169, 171; Message, CPP, p. 1163; Perrier Depeursinge, art. 141, p. 194; Preuve-Bohnet, Jeanneret, p. 70.

[17] Schmid, Der Beweis, p. 83; Schmid, Handbuch, p. 321.

[18] CR-CPP-Bénédict, Treccani, art. 141 N 38; Pieth, p. 172.

[19] CR-CPP-Bénédict, Treccani, art. 139-141 N 7; Hauser, Schweri, Hartmann, p. 286; Jeanneret, Kühn, p. 187; Schmid, Strafprozessrecht, p. 203.

[20] Parein, n° 30; Schmid, Praxiskommentar, art. 141 N 3.

[21] CR-CPP-Bénédict, Treccani, art. 139-141 N 9-10.

[22] TF 1A.314/2000 du 5 mars 2001, c. 6; TF 1B_22/2012 du 11 mai 2012, c. 2.4.4; TF 6B_323/ 2013 du 3 juin 2013, c. 3.5; Perrier Depeursinge, art. 141, p. 193; Piquerez, Traité de procédure pénale suisse, p. 46; Schmid, Handbuch, p. 324-325; Schmid, Strafprozessrecht, p. 202.

[23] Bénédict, p. 231-233; Jeanneret, Kühn, p. 188; Perrier Depeursinge, art. 141, p. 193; Piquerez, Traité de procédure pénale suisse, p. 461; Schmid, Handbuch, p. 324-325.

[24] TF 1A.314/2000 du 5 mars 2001, c. 6; TF 1B_22/2012 du 11 mai 2012, c. 2.4.4; TF 6B_323/ 2013 du 3 juin 2013, c. 3.5; TF 6B_983/2013 du 24 février 2014, c. 3.3.1; TF 6B_786/2015 du 8 février 2016, c. 1.2; Godenzi, p. 262 ss et 341 ss; Häring, p. 231-232.

[25] ATF 109 Ia 244, 246; TF 1B_22/2012 du 11 mai 2012, c. 1.3 et 2.4; OGer ZH, ZR 91/92 (1992/1993) 13-15, n° 8; Godenzi, p. 335 ss; Schmid, Strafprozessrecht, p. 203.

[26] TF 6B_983/2013 du 24 février 2014, c. 3.3.1; TF 6B_786/2015 du 8 février 2016, c. 1.2; Hauser, Schweri, Hartmann, p. 286; Rapport explicatif relatif à l'avant-projet, p. 110; Schmid, Strafprozessrecht, p. 203.

[27] TF 6B_744/2007 du 10 avril 2008, c. 2; TF 1B_22/2012 du 11 mai 2012, c. 2.4.4; TF 6B_323/ 2013 du 3 juin 2013, c. 3.5; TF 6B_983/2013 du 24 février 2014, c. 3.3.1; TF 6B_786/2015 du 8 février 2016, c. 1.2.

[28] OGer ZH, ZR 91/92 (1992/1993) 13-15, n° 8; Schmid, Handbuch, p. 324 ; ATF 109 Ia 244, 246; TF 1B_22/2012 du 11 mai 2012, c. 1.3 et 2.4; TF 1B_22/2012 du 11 mai 2012, c. 2.4.4; TF 6B_323/ 2013 du 3 juin 2013, c. 3.5.

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