T217 – 2. L’identification judiciaire

  • Actuellement, l’opinion publique et les positions politiques s’axent notamment sur une volonté d’ordre public, conséquemment de répression de la criminalité. Pour lutter efficacement, le profilage ADN fournit un élément identificatoire vraisemblablement fiable et dénué de subjectivité ou d’arbitraire.
  • Corrélativement à ce qui prévaut pour la preuve dactyloscopique[1], le profil génétique est largement apprécié par les tribunaux grâce à sa nature scientifique et son objectivité[2]. Le mode d’énonciation du résultat et la valeur probante de l’identification par l’ADN mérite quelques explications.
a. La nature scientifique et identificatrice de l’ADN
  • Les données génétiques extraites de l’ADN sont une large source d’informations sur les individus. Une analyse de cette macromolécule permet de connaître l’état de santé d’une personne, notamment d’appréhender les maladies héréditaires[3]. Les informations tirées de l’analyse permettent en outre d’établir la filiation ou servent d’élément de preuve lors de la commission d’un acte délictuel.
  • En étant immuable, inaltérable et unique, l’ADN offre un potentiel d’identification pratiquement – les jumeaux homozygotes ayant le même ADN – comparable à celui des empreintes digitales[4]. Il peut servir à identifier un potentiel coupable, à écarter l’implication d’un innocent, voire à identifier la victime, ou plus spécifiquement à fournir une probabilité quant à l’identification de ces personnes.
  • L’apport de l’ADN et du profilage génétique n’est plus à prouver dans le cadre de la procédure pénale. Les qualités fondamentales de l’ADN et la possibilité d’effectuer un traitement automatisé pour établir et comparer les profils ADN renforcent le succès de l’usage de cette macromolécule.

b. La nature probabiliste de la preuve
  • L’analyse génétique à des fins d’identification est un examen comparatif de deux ou plusieurs profils génétiques impliquant un pouvoir discriminatoire. Cependant, la discrimination n’est pas absolue. Les techniques d’identification génétique ne faisant pas appel à l’intégralité de l’ADN mais à un certain nombre de segments, deux profils peuvent être liés à une trace alors même que l’ADN dans son intégralité est unique.
  • Alors que la science reconnaît qu’il est possible de rejeter de manière absolue la concordance, le résultat identificatoire positif ne peut être fourni que sous terme de probabilité[5].
i. La théorie de la coïncidence fortuite et la population de référence
  • L’aptitude identificatoire d’un marqueur génétique est proportionnelle à son polymorphisme présentant la particularité d’être discriminatoire. Ainsi, l’analyse ADN suggère une étude marqueur par marqueur pour exclure les coïncidences fortuites dans la concordance des profils[6].
  • L’estimation de la fréquence d’apparition de chaque allèle dans une population de référence – déterminée sur la base des circonstances du cas d’espèce et constituée du groupe d’individus auquel le véritable auteur appartient – est le point central pour déterminer si les marqueurs choisis sont suffisamment discriminants afin de fournir un résultat identificatoire probant[7]. Ainsi, la « probabilité d’identité » déterminant le pourcentage que deux individus possèdent le même allèle est réalisé pour chaque marqueur.
  • Par une simple formule mathématique, il est possible d’obtenir la probabilité finale de la correspondance fortuite, soit la fréquence d’apparition de la caractéristique génétique dans une population de référence. Plus elle s’approche de 0%, meilleure est l’unicité des marqueurs analysés[8].
  • Dans le cadre juridique, la probabilité de coïncidence fortuite n’est cependant pas satisfaisante pour évaluer la valeur probante de la preuve génétique. Le juge ne désire pas uniquement connaître le pourcentage de coïncidence, il veut également déterminer la probabilité que la trace provienne de l’accusé. En outre, la formulation du résultat peut induire le juriste en erreur.
  • Admettons que, suite aux calculs, la coïncidence fortuite est de 2%, la conclusion risque fort d’être que « l’ADN de la trace relevée sur les lieux et l’ADN du suspect concordent à 98%, soit il n’existe que 0,02 chance que l’auteur de la trace soit une autre personne » – thèse défendue vraisemblablement par l’accusation –, ou « la population d’intérêt étant de 400’000, 8’000 personnes présentent la même caractéristique diminuant à 1/8’000 la chance que le suspect soit l’auteur » – thèse défendue par la défense[9].
  • Aucune de ces deux conclusions n’est correcte.
  • La première fournit à la Cour une affirmation que le suspect est la source de la trace et ne se focalise pas sur la valeur du profil génétique. In casu, il omet de tenir compte de la population d’intérêt et donc de la possibilité qu’une autre personne soit auteur de la trace.
  • La seconde, par l’avance de chiffres fictifs, transforme la probabilité. Même si la logique de l’avocat est parfaitement juste, il n’est pas rare que la taille de la population proposée soit trop élevée pour affaiblir la valeur probatoire de l’analyse génétique, ce qu’on nomme communément « Defense Attorney’s Fallacy« [10].
  • La présentation des résultats identificatoires grâce aux calculs de la coïncidence fortuite n’est donc pas adéquate lors d’un procès pénal. En effet, les chiffres avancés ne sont pas pertinents, mais soumis à la subjectivité de deux argumentations extrêmement différentes. Ensuite, la présentation des résultats sous cette forme n’a pas de sens lorsque le suspect est un proche parent de la source de la trace indiciale[11]. Il est important de ne pas perdre de vue que l’analyse de comparaison génétique sous forme de probabilité est une information indirecte qui doit être combinée avec d’autres éléments pour permettre l’estimation correcte de ce qu’elle démontre, notamment en prenant en compte la fréquence du groupe sanguin ou en faisant évoluer les chances accordées à l’existence d’un fait, et ne doit, en aucun cas, être soumise à une pure interprétation subjective[12].
ii. Le rapport de vraisemblance et le modèle bayésien
  • Pour éviter les pièges liés à l’intuition, les anglo-saxons ont défini la place de l’indice matériel dans le procès pénal comme un indice qui a une influence, lors de l’appréciation par le juriste, sur la culpabilité[13].
  • Le théorème de Bayes exploitant le rapport de vraisemblance – « Likelihood Ratio » (LR)[14] – décrit de manière correcte la valeur probatoire de l’identification génétique dans le contexte des faits à juger. Le modèle bayésien combine des informations a priori et a posteriori sur l’existence et l’inexistence d’un fait[15].
  • Traduite dans le contexte de la preuve génétique par l’ADN, la théorie bayésienne résout le passage entre les chances accordées par le juriste à la thèse de culpabilité du suspect avant l’apport de l’élément scientifique et les nouvelles chances accordées par ce même juriste après l’apport de la preuve ADN. Ces dernières sont le résultat de la multiplication des premières chances par un rapport LR qui se traduit comme le rapport entre la probabilité de retrouver l’élément de preuve dans l’hypothèse où le suspect est à l’origine de la trace et la probabilité de retrouver cet élément dans l’hypothèse où le suspect n’est pas à l’origine de la trace[16].
  • Prenons un exemple: préalablement à l’expertise ADN, le juge considère les chances que le suspect soit innocent à 10 contre 1; l’expertise établit un lien entre la trace et le suspect, la probabilité est de 1, soit 100%; la fréquence d’apparition de ce caractère dans la population considérée est de 2%. Le LR obtenu est de 50, ce qui augmente de 50x les chances que le suspect soit coupable. L’apport de l’indice matériel fait passer les chances à 5 contre 1.
  • Le théorème de Bayes est complexe pour un juriste puisqu’il fait appel à des connaissances en mathématique relativement poussées. Cependant, il permet de démontrer qu’une identification n’est pas noire ou blanche et limite l’expertise qui démontre uniquement si le suspect a pu ou non laisser une trace et dans quelle mesure cette possibilité existe[17], sans jugement de culpabilité ou d’innocence.
  • Ainsi, le résultat obtenu prend en considération la non-unicité d’un profil d’ADN, évite que seule la probabilité liée à la coïncidence fortuite influe sur la culpabilité ou l’innocence, exclut que des interprétations subjectives s’immiscent dans la preuve scientifique et laisse le juge seul compétant pour évaluer les chances a priori et a posteriori.
c. La valeur probatoire
  • Scientifiquement, la valeur de l’analyse comparative génétique et l’identification possible qui s’en suit reposent sur le caractère objectif des résultats mathématiques, méthodiques et logiques ainsi que sur la force acquise par les développements de la science dans le domaine de l’ADN avec la concrétisation de sa fiabilité à travers les années.
  • Plus précisément, l’idée de reconnaissance d’un individu par son ADN repose sur la découverte de l’individualité génétique – exception faite des jumeaux homozygotes –, la pérennisation et l’inaltérabilité de la molécule ADN, soit sur des principes théoriques. Ainsi, dépendamment de l’état du matériel génétique comparé, du nombre de marqueurs analysés et de leur pouvoir discriminant, l’ADN semble offrir de larges perspectives d’identification grâce à l’addition des observations réalisées[18].
  • Conséquemment, la valeur probatoire de l’identification ADN reconnue par les scientifiques est forte et indiscutable donnant l’illusion d’apporter la vérité, vision partagée par les juristes[19].
  • En Suisse, la question de l’admissibilité de la preuve génétique est laissée à la libre appréciation des juristes. Encore faut-il que le juge comprenne les éléments probatoires et les interprète correctement[20]. La génétique étant une science requérant des connaissances spécifiques, les experts en sciences forensiques sont régulièrement sollicités pour éclairer la Cour sur les questions d’ordre technique.
  • Théoriquement, le juge du fond est libre de réfuter ou non, dans le contexte de l’affaire, la preuve apportée. Dès lors, la valeur probante du profilage ADN et l’identification subséquente ne devraient pas être automatiques, ni liées directement à la reconnaissance scientifique de la fiabilité de l’analyse génétique.
  • En d’autres termes, le juge du fond doit examiner la preuve matérielle par l’ADN et avoir un regard critique sur l’expertise à la lumière de la source du matériel biologique, de la méthode utilisée pour l’analyse, des moyens probabilistes avancés, des étapes d’interprétation des résultats, des risques d’erreurs, de la qualification de l’expert, etc.[21]. Pourtant, à la lecture de la jurisprudence, il est fort de constater que le Tribunal fédéral fixe un seuil de doute raisonnable pour reconnaître une valeur au profilage ADN.
  • En matière de test de paternité – utile notamment pour relier une trace inconnue ou identifier un cadavre –, le seuil est clairement défini tant pour la probabilité a priori que celle a posteriori, ce dernier devant s’élever à 99,8% revenant à exiger un LR d’au minimum 500[22]. Dans le cadre pénal, la réflexion est plus complexe puisque, bien souvent, la probabilité a priori est très faible impliquant que le LR soit très fort nécessitant une fréquence de similitude d’ADN très faible pour reconnaître une valeur à la probabilité a posteriori[23].
  • Même si ces limites ou règles non-contraignantes ont l’avantage de fixer un cadre à l’acceptation et à la prise en compte de l’identification génétique, elles omettent l’intégration du facteur humain qui peut influer sur les résultats et leur perception. En l’espèce, fixer un seuil de doute raisonnable est insuffisant pour déclarer qu’une preuve est fiable ou non. Il est impératif que l’évaluation de la valeur probatoire prenne en considération les risques, contaminations ou autres circonstances qui peuvent influer sur la qualité de la preuve biologique, intègre la preuve à la lumière du cas d’espèce, et ouvre un réel débat sur l’appréciation de la preuve par l’ADN.
  • Dans les jugements publiés jusqu’ici, le constat est sans appel, une présentation concise du moyen de preuve génétique est effectuée, mais l’examen de la valeur probatoire se résume à tenir compte de la pure valeur scientifique et de l’évaluation effectuée par l’expert sans plus de débat. Pourtant, en criminalistique, le résultat d’une comparaison ADN ne se résume guère en l’affirmation ou la négation de l’identification, les juristes doivent s’interroger sur l’expérience du scientifique et la combinaison des éléments d’interprétation entre le calcul probabiliste et la conclusion émise[24]. Ce n’est qu’avec une réelle discussion durant le procès que la crédibilité de l’expertise peut être reconnue et, conséquemment, que la force probante de l’identification génétique dans l’état de fait se construira.
  • En outre, la preuve génétique n’est pas une preuve de culpabilité ou d’innocence en soi. Si, par exemple, du matériel ADN est découvert sur les lieux de l’infraction et qu’après comparaison une identification est réalisée, cela ne signifie pas encore que l’individu à la source de la trace est l’auteur de l’acte délictuel. L’analyse génétique n’est qu’une présomption que le profil génétique indicial appartient à une personne déterminée, mais en aucun cas elle ne donne un résultat identificatoire certain, ni quant aux circonstances de la présence de ce matériel biologique sur la scène de crime[25].
  • Ainsi, le « hit » entre un individu et une trace n’est qu’un indice qu’il faut intégrer correctement dans le faisceau de preuves nécessaire à l’obtention de l’intime conviction ou, au contraire, à la constatation qu’un doute raisonnable subsiste[26].
  • En conséquence, la preuve par l’ADN n’est pas probante sans examen approfondi de sa pertinence. Le juge ne doit pas perdre de vue que, malgré la fiabilité de la génétique, la quantité d’ADN, le degré de dégradation, la présence de substances interférentes, la présentation des résultats par l’expert, la compréhension des résultats probabilistes et les raisons expliquant la présence de l’ADN de l’individu identifié sur les lieux de l’infraction limitent la « vérité » découlant de l’analyse génétique. Dès lors, la preuve génétique doit intervenir en complément d’autres investigations et appréciations probatoires.
[1] Supra Partie II, Chapitre 2, I, B, 2, n° 610 ss.

[2] A ce sujet: Klumpe, p. 265.

[3] Rohmer, Thèse, p. 35; Vuille, Thèse, p. 53 et 150.

[4] Escondida, Timélos, p. 2; Killias, Haas, Taroni, Margot, p. 297.

[5] Escondida, Timélos, p. 4; Köller, Nissen, Riess, Sadorf, p. 2.

[6] Coquoz, Comte, Hall, Hicks, Taroni, p. 75 et 78-84; Huyghe, ADN, p. 19; Klumpe, p. 23.

[7] OPECST, ADN, p. 55; Taroni, preuve ADN, p. 284; Vuille, Thèse, p. 141.

[8] Coquoz, Comte, Hall, Hicks, Taroni, p. 311 ss.

[9] Champod, Taroni, RPS 1993, p. 227; Taroni, preuve ADN, p. 285-286; Taroni, Mangin, Bär, p. 440-441.

[10] Champod, Taroni, RPS 1994, p. 203; Rodriguez, p. 26; Vuille, Thèse, p. 196-197.

[11] Taroni, Lambert, Fereday, Werrett, p. 24-26; Vuille, Thèse, p. 145.

[12] Champod, Taroni, RPS 1994, p. 201; Taroni, preuve ADN, p. 288.

[13] Champod, Taroni, RPS 1993, p. 227; Coquoz, Comte, Hall, Hicks, Taroni, p. 317-325; Mangin, Taroni, p. 507.

[14] A ce sujet, voir: Vuille, Thèse, p. 146-148.

[15] Bär, p. 43; Evett, p. 121; Köller, Nissen, Riess, Sadorf, p. 18; Schweizer M., p. 172; Taroni, Aitken, p. 294-295 et 300; Taroni, Mangin, Bär, p. 442; Vuille, Taroni, RPS 2011, p. 170-171.

[16] Champod, Taroni, RPS 1993, p. 228; Champod, Taroni, RPS 1994, p. 211; Coquoz, Comte, Hall, Hicks, Taroni, p. 317-318; Köller, Nissen, Riess, Sadorf, p. 20 et 23-24; OPECST, ADN, p. 55-56.

[17] Bär, p. 45 et 50; Klumpe, p. 29; Mangin, Taroni, p. 507; Taroni, Mangin, Bär, p. 444.

[18] Coquoz, p. 166; Huyghe, ADN, p. 49.

[19] Donatsch, RPS 1991, p. 179; Francillon, p. 144; Hauri, p. 403; Hauser, Schweri, Hartmann, p. 311; Padova, p. 72-73; Rohmer, Thèse, p. 125.

[20] Hauri, p. 405; Taroni, preuve ADN, p. 276.

[21] Hauri, p. 405.

[22] ATF 101 II 13, 15.

[23] Coquoz, Comte, Hall, Hicks, Taroni, p. 320-321; Vuille, Thèse, p. 151-152.

[24] Champod, Taroni, RPS 1993, p. 225; Evett, p. 121; Vuille, Thèse, p. 347-348.

[25] Ancel, p. 202-203; Bourgeault, p. 116; Coquoz, Comte, Hall, Hicks, Taroni, p. 324-325; Jobard, Schulze-Icking, p. 61; Killias, Haas, Taroni, Margot, p. 296; Klumpe, p. 269; Polizeiliche Ermittlung-Voser, p. 379; Rohmer, Thèse, p. 127.

[26] TF 6B_667/2007 du 16 février 2008, c. 3.2.2; Ancel, p. 143; Escondida, Timélos, p. 12.

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