T238 – a) Les limites des probabilités – manque de formation des juriste – renversement du fardeau de la preuve

  • Beaucoup voient dans l’analyse ADN une preuve immédiate et infaillible d’identifier l’auteur d’un crime. Cette approche conduit à se focaliser sur le résultat sans prendre en considération le degré de certitude[1].
  • L’usage des probabilités permet d’éviter la vision dichotomique – coupable ou non coupable – de la preuve par l’ADN. En théorie, le fait de calculer la valeur probante à l’aide des probabilités et de justifier les éléments de calculs concrétisent la nécessité d’examiner la preuve génétique avec vigilance, en gardant un esprit critique[2]. La soumission du résultat en terme mathématique contribue à nier qu’une identification puisse être absolue alors que seule une partie de l’ADN est analysée et que les coïncidences fortuites ou profils partiels existent.
  • Dans la pratique, le maintien de l’esprit critique permettant d’appréhender correctement l’identification par l’ADN n’est possible qu’en considérant l’entièreté du processus identificatoire et en comprenant les probabilités énoncées par l’expert. Sans connaissances suffisantes dans le domaine de la génétique et des mathématiques, il est difficile, voire impossible, de saisir le cheminement effectué pour obtenir un résultat identificatoire et le résultat lui-même.
  • La complexité des mathématiques employées pour déterminer le résultat de l’identification ne doit normalement pas inciter les magistrats à s’appuyer les yeux fermés sur le rapport d’expertise. Néanmoins, faute de compréhension complète du langage mathématique par le magistrat, l’approche statistique pose d’importants problèmes de communication entre l’expert et les juristes impliquant une occultation de la valeur probatoire[3].
  • Pour satisfaire pleinement aux règles régissant la preuve pénale et son administration, il est nécessaire que les scientifiques et les juristes communiquent afin que ces derniers comprennent et interprètent les probabilités fournies, les risques de coïncidences fortuites ou d’erreurs ainsi que leurs conséquences, etc. Cette nécessité de compréhension et d’interprétation vise à déterminer précisément si la preuve apportée est pertinente ou non, voire à permettre au juge de s’écarter de l’avis rendu par le spécialiste scientifique en motivant sa décision. En somme, les juristes doivent concevoir que l’apport de l’expert se résume à déterminer le Likelihood Ratio et non pas d’apprécier la culpabilité de l’accusé[4].
  • En outre, les fréquences d’apparition et le résultat probabiliste peut mener à des risques de confusion. La preuve identificatoire par l’ADN se construit sur une approche classique de l’investigation policière, sa fonction est uniquement de compléter l’enquête et non pas de la remplacer[5]. Elle ne fournit qu’un résultat concernant l’origine de la trace biologique indiciale, mais ne démontre pas la culpabilité ou l’innocence d’un individu. Pour éviter les malentendus concernant l’identification par l’ADN, l’expert doit exprimer clairement ce que la nature scientifique de la preuve démontre et les magistrats doivent pouvoir comprendre par eux-mêmes les probabilités.

b) Le manque de formation des juristes
  • Aux prises avec une décision difficile, qu’ils appréhendent mal, les magistrats fondent leur décision sur l’autorité formelle d’une personne. En d’autres termes, la décision complexe qui ressort d’une étude scientifique ou technique revient à avoir confiance en l’expert. Dénué de toutes connaissances spécifiques en matière de génétique, les juristes ne peuvent discuter le réel bien-fondé de la preuve qu’on leur expose.
  • Cependant, les magistrats doivent garder à l’esprit que l’ADN n’est qu’un élément venant confirmer ou infirmer les directions de l’enquête et reste soumis à leur libre appréciation. Pour accomplir adéquatement leur mission, les débats lors des procès pénaux sur la preuve identificatoire par l’ADN sont essentiels. Les juristes ont conscience que certaines questions se posent et que la méthode identificatoire ne fournit pas une certitude. Cependant, ils comprennent mal les probabilités qui leur sont exposées et imaginent à peine qu’une trace puisse avoir été déposée bien avant la commission de l’infraction.
  • Par conséquent, pour évaluer la preuve correctement, les juristes doivent recevoir une formation adéquate et collaborer de manière accrue avec les experts scientifiques – explication de l’approche probabiliste aux juristes, traduction des données chiffrées, etc. –, sans quoi aucune évaluation de la force probante ne peut être correctement effectuée. A notre avis et en accord avec la doctrine[6], il est essentiel que les juristes se familiarisent avec la théorie mathématique de la preuve génétique et qu’ils forcent les experts à expliciter les étapes de leur raisonnement à l’aide de questions spécifiques.
iv. Le renversement du fardeau de la preuve
  • Dans un arrêt du 7 octobre 2011[7], le Tribunal fédéral a rejeté le recours d’un condamné qui s’est plaint d’une appréciation arbitraire des faits quant à l’absence d’ADN sur le corps de la victime, plus précisément dans ses parties génitales. Le recourant allègue qu’il n’a pas violé la victime, mais il reconnaît avoir introduit son doigt dans son vagin et son anus.
  • Le Tribunal fédéral rejette le recours, notamment, en considérant que le recourant n’apportait « aucun élément concret, scientifique en particulier, susceptible de démontrer que la pénétration digitale qu’il allègue laisserait nécessairement moins de traces ADN que l’intromission d’un pénis ». Cette argumentation revient à renverser le fardeau de la preuve[8].
  • En droit pénal, la présomption d’innocence est l’un des principes fondamentaux de la procédure. Si le Tribunal fédéral regrette de ne pas pouvoir bénéficier des analyses ADN dans le cas d’espèce, cela ne l’autorise pas à demander au condamné de prouver qu’il n’a pas commis un acte.
  • En outre, à notre avis, le Tribunal fédéral est dans l’erreur scientifiquement parlant. S’il est viable de demander à quelqu’un de prouver que son ADN n’est pas le sien ou, tout du moins, qu’il ne correspond pas à l’ADN trouvé sur la victime, il est en revanche impossible de démontrer par une trace génétique quels sont les événements qui se sont déroulés. Ainsi, la découverte d’une trace ADN ne dit rien des activités ayant occasionné son dépôt[9].
  • Alors qu’actuellement la science ne permet pas d’évaluer les activités pouvant mener au dépôt d’une trace ADN avec une force probante suffisante, nous pouvons constater – une nouvelle fois – que le manque de connaissance des juristes peut engendrer des demandes déraisonnables de la part des juges. Il ne faut pas perdre de vue que les indices scientifiques ne peuvent pas tout prouver.
  • Relevons que le Tribunal fédéral s’est également appuyé sur l’avis d’une experte pour rejeter le recours. A ce sujet, il est intéressant de noter que la doctoresse n’a pas évalué les hypothèses pouvant expliquer l’absence d’ADN dans les organes génitaux de la victime. Elle s’est bornée à affirmer qu’il est possible de ne trouver aucun spermatozoïde lors d’une pénétration non protégée sans éjaculation. Cette affirmation sans qualification de son degré de probabilité n’aurait pas dû être déclarée comme une preuve pertinente (art. 139 al. 2 CPP).
  • Cet arrêt permet d’étayer le fait que les juristes ont théoriquement le pouvoir d’apprécier les expertises, mais, à défaut de connaissances scientifiques suffisantes, il laisse bien souvent la décision entre les mains des experts.
[1] Lindley, p. 85-87; Vuille, Thèse, p. 165.

[2] Coquoz, Comte, Hall, Hicks, Taroni, p. 303-304; Klumpe, p. 265-266.

[3] Antognini, p. 13; Champod, Taroni, RPS 1993, p. 234; Rohmer, Thèse, p. 126; Vuille, Taroni, forumpoenale, p. 368.

[4] Champod, Taroni, RPS 1993, p. 228.

[5] Ancel, p. 202; Taroni, preuve ADN, p. 288-289.

[6] Antognini, p. 11 et 13; Champod, Taroni, RPS 1993, p. 235; Champod, Taroni, RPS 1994, p. 213; Coquoz, Comte, Hall, Hicks, Taroni, p. 303ss; Jackson, p. 85; Mangin, Taroni, p. 510; Rohmer, Thèse, p. 127; Taroni, preuve ADN, p. 276 et 290; Taroni, Aitken, p. 292.

[7] TF 6B_150/2011 du 7 octobre 2011.

[8] Vuille, forumpoenale, p. 248.

[9] Vuille, forumpoenale, p. 249.

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